Retraites, un trésor impensé.
par Bernard FRIOT.
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Attaqué de toute part, le système de retraites financé par la cotisation n’est pas un simple enjeu social : il porte en lui un projet de civilisation.
Depuis 2008, chaque jour ou presque a nourri un constat : le marché de l’emploi et le marché des capitaux font obstacle au travail et à l’investissement.
Pourtant, ces institutions jouissent d’une confiance telle que leur échec entraîne un redoublement de soumission à leur contrainte. Les salariés s’efforcent d’améliorer sur le marché du travail une « employabilité » que les employeurs ne jugeront jamais suffisante. Les responsables politiques imposent aux peuples les plus douloureux sacrifices pour tenter de satisfaire des marchés financiers insatiables.
L’observateur reste stupéfait devant ce culte païen qui trouve dans toute démonstration de la nocivité des dieux qu’il invoque l’occasion de les révérer avec une ferveur redoublée.
Marchés et Emploi sont les divinités d’une religion jamais reconnue comme telle. Les prières adressées aux premiers se confondent avec le jargon journalistique : « Le pari de l’Europe pour rassurer les marchés », « Pour apaiser les marchés, l’Espagne se résigne à donner un tour de vis social » [1]Le Monde, 12 février et 14 mai 2010., etc. Certes, Moloch a perdu de son lustre.
Mais, face aux « investisseurs », la gauche propose au mieux une nationalisation partielle du crédit qui conforterait la propriété lucrative [2]Propriété lucrative : il s’agit d’un patrimoine que l’on ne consomme pas, afin d’en tirer un revenu. Elle s’oppose à la propriété d’usage, patrimoine consommé par son détenteur. La propriété lucrative fait obstacle à la propriété d’usage. La spéculation, par exemple, provoque la hausse des prix de l’immobilier au point de rendre difficile l’achat d’un logement, sauf à s’endetter durablement auprès des banques.. Ne faut-il pas plutôt chercher à l’abolir ?
L’emploi revêt un caractère sacré que nul ne se hasarde à remettre en cause. Contre la promesse du maintien de leurs postes, des salariés français, allemands, américains se résignent à sacrifier une partie de leur rémunération.
Partis et syndicats revendiquent le plein-emploi. Mais l’expression revêt un double sens : les employeurs y voient la subordination d’une quantité et d’une qualité optimales de main-d’œuvre ; les salariés y cherchent la garantie d’un revenu. Le temps n’est-il pas venu de découpler salaire et subordination aujourd’hui confondus dans l’emploi ?
On ne sort pas facilement des rets d’une religion païenne. Mais on peut espérer faire sauter le verrou de la croyance (et du fatalisme qui l’accompagne) en s’appuyant sur une double expérience positive, menée à grande échelle ici et maintenant : le bonheur — celui des retraités — d’être payé pour travailler tout en étant libéré du marché de l’emploi, et l’efficacité d’un investissement libéré des marchés financiers — la cotisation [3]. Encore faut-il voir ce qu’a d’anticapitaliste la situation de retraités qui continuent à percevoir, pendant des décennies et de façon irrévocable, un salaire ; ce qu’a d’anticapitaliste le financement de ce dernier par une cotisation sociale, c’est-à-dire par un prélèvement sur la valeur ajoutée [4]Valeur ajoutée : elle mesure la richesse créée par les agents économiques. Un menuisier qui fabrique une porte à partir de planches produit une valeur ajoutée égale à la différence entre le prix de vente de la porte et le prix d’achat des planches. qui assume des engagements de long terme sans aucune accumulation financière.
Qu’on l’examine en effet sous l’angle du financement — la cotisation vieillesse — ou sous celui de la dépense — la pension comme salaire à vie —, la retraite est porteuse de changements révolutionnaires. Le terme n’a pas ici le sens métaphorique qu’affectionnent les publicitaires.
A l’opposé de l’utopie, qui construit un système symétrique d’un réel lu de façon univoque et négative, le changement révolutionnaire repose sur une perception claire de la subversion déjà à l’œuvre dans une réalité analysée comme une contradiction au travail.
Le débat sur les retraites offre l’occasion de travailler à la révolution en popularisant le remplacement de ces deux institutions décisives du capitalisme que sont le marché du travail et le droit de propriété lucrative par le « déjà-là » du salaire à vie et de la cotisation.
Commençons par la cotisation. Cette face méconnue du salaire, contestée par le patronat comme une « charge sociale », est l’une des grandes inventions du XXe siècle [5]On lira à ce sujet L’Enjeu du salaire, à paraître en 2011 (La Dispute, Paris).. Chaque emploi donne lieu au prélèvement d’une part de la valeur ajoutée, en plus du salaire net, affectée au financement des prestations sociales.
C’est la part socialisée du salaire. Elle est considérable : pour 100 euros de salaire net, on compte 73 euros de cotisations salariés et employeurs [6]Pour des salaires bruts supérieurs à 1,6 smic, car, malheureusement, les salaires inférieurs sont réduits du fait des exonérations de cotisations patronales. et 10 euros de contribution sociale généralisée (CSG), impôt affecté à la Sécurité sociale.
Plus de 45 % du salaire total se trouve ainsi socialisé pour la protection sociale, les cotisations en représentant l’essentiel : 40 %. […]
Bernard FRIOT
Lire la suite : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/09/FRIOT/19637
[1] Le Monde, 12 février et 14 mai 2010.
[2] Propriété lucrative : il s’agit d’un patrimoine que l’on ne consomme pas, afin d’en tirer un revenu. Elle s’oppose à la propriété d’usage, patrimoine consommé par son détenteur. La propriété lucrative fait obstacle à la propriété d’usage. La spéculation, par exemple, provoque la hausse des prix de l’immobilier au point de rendre difficile l’achat d’un logement, sauf à s’endetter durablement auprès des banques.
[3] Cotisations : les cotisations font partie intégrante du salaire.
Soit un salaire brut de 3 000 euros, proche du plafond de la Sécurité sociale. Le salaire net (perçu directement par le travailleur) sera de 2 356 euros et le salaire total de 4 317 euros, dont 233 euros de contribution sociale généralisée et contribution pour le remboursement de la dette sociale (CSG-CRDS) et 1 728 euros de cotisations.
Cette face cachée du salaire, perçue indirectement sous forme de prestations sociales, se décompose en 1 317 euros de cotisations patronales, soit 43,9 % du brut, et 411 euros de cotisations salariés, soit 13,7 % du brut.
Contrairement à une idée reçue, les prestations sociales ne sont pas prélevées sur le salaire, mais sur la valeur ajoutée ; elles représentent une ponction sur le profit par le biais des cotisations.
[4] Valeur ajoutée : elle mesure la richesse créée par les agents économiques. Un menuisier qui fabrique une porte à partir de planches produit une valeur ajoutée égale à la différence entre le prix de vente de la porte et le prix d’achat des planches.
[5] On lira à ce sujet L’Enjeu du salaire, à paraître en 2011 (La Dispute, Paris).
[6] Pour des salaires bruts supérieurs à 1,6 smic, car, malheureusement, les salaires inférieurs sont réduits du fait des exonérations de cotisations patronales.